Rubrique ‘Escapades’
Rien à voir avec le film de Kieslowski. Le blanc, c’est juste la couleur (bien que ça n’en soit pas une) qui domine depuis mon arrivée dans le Cantal. Le blanc immaculé du plateau de Pailherols, célèbre pour sa fabuleuse Auberge des Montagnes, dont j’entendais parler depuis presque deux décennies. Le blanc cotonneux percé par la motoneige de Bertou, le vaillant pisteur alpiniste – « vingt ans de boutique » – qui m’a promenée avec dextérité sur les sommets embrumés du Lioran. Le blanc laiteux de l’œuf cocotte aux morilles cuisiné avec brio par Bruno, à l’Auberge d’Aijean. Le blanc éblouissant du Puy Mary, que l’on atteint sans peine en raquettant une bonne heure depuis le col de Serre. Blanc comme l’ivoire de mammouth des incroyables couteaux que possède Valéry Besse, collectionneur et antiquaire captivant de L’Âge de bronze, à Murat. Blanc comme l’un des thés qu’apprécie Jean-Christophe Maurin, propriétaire du salon de thé La Maison de Justine… où il rend hommage à Dalida avec délicatesse. Les physiciens considèrent que le blanc est une valeur, non une couleur. Alors, oui, le Cantal est bien blanc.
C’est un bout du monde comme il en existe des milliers d’autres, une avancée des terres dans la mer qui suffit à lui conférer quelque intérêt, la dernière pointe formée par le littoral avant l’estuaire et Saint-Nazaire. En voyant la mer démontée, je pense à Kamakura, un mois plus tôt, une autre baie en bordure d’un Pacifique qui ne l’est guère pour les Japonais. Au large, des vraquiers posés tels deux gros Lego semblent renoncer à franchir la ligne d’horizon. A bonne distance l’un de l’autre, ils demeureront immobiles jusqu’au lendemain.
Quand j’étais enfant, une promenade à la pointe Saint-Gildas sonnait comme quelque chose de solennel. Il fallait faire un peu de voiture. Nous dépassions Pornic, frontière au-delà de laquelle les bourgs se teintaient d’exotisme. La côte était plus rocheuse, constellées de berniques que nous arrachions à leur support minéral pour en faire de savoureuses poêlées. De berniques, au sud de Pornic, il n’y en avait point. Pas plus qu’il n’y avait de « grains de café », doux coquillages à l’ourlet crénelé que ma mère traquait sur le sable mouillé. Le blockhaus, immuable et mystérieux, ajoutait probablement à la singularité du lieu. Depuis le petit balcon de notre hôtel, je regarde l’imprenable bunker, partie prenante du paysage. Jamais, alors que je jouais à me faire peur à l’intérieur, je n’aurais imaginé possible de passer le jour de Noël à cet endroit. La pointe Saint-Gildas, figée dans mon imaginaire d’enfant, n’existe que l’été.
Photo : Partie de volley (avec Michel) à La Bernerie. Œuvre (mythique) du Nantais Pierrick Sorin. © Pierrick Sorin.
« RER », train express, train touristique, funiculaire, œufs, bateau (pirate), marche, bus, train omnibus, « RER ». Dix moyens de transports en une journée, pas moins. Et une multitude de Japonais à qui ça n’avait pas l’air de déplaire. Peu d’occidentaux. Nous, on n’a pas aimé cette succession de norimono qui mènent qui à des fumerolles, qui sur un lac, certes joli, mais pas renversant. Et ce mont Fuji qui n’a daigné montrer que le bout de son sommet… Plus assez de courage pour se plonger dans un onsen dont l’eau chaude risquerait de nous ramollir définitivement.
En voyage, il y a toujours une journée décevante. C’est comme ça. Le lieu où l’on va sans trop savoir si les guides ont raison ou pas de vous y conduire. Le besoin de vérifier. C’est valable dans l’autre sens. Et il y a toujours un petit miracle. Le nôtre a eu lieu hier soir, à Tokyo, dans le Golden Gai (rien à voir avec le monde gay, pas question d’amplifier la polémique qui semble enfler en France…). C’est un bout de quartier enclavé dans Shinzuku, entre un Uniqlo géant et des milliers d’enseignes lumineuses. Ça grouille de partout, on s’engage dans une venelle bordée de verdure et tout s’arrête. Une première ruelle, puis deux, cinq comme ça, parallèles et pas très longues, où s’alignent 200 bars de 4 m2 en moyenne. Parce que la plupart réservent leur petite surface à des habitués, on en avait repéré un au nom français, La Jetée, qui est le titre d’un moyen métrage de Chris Marker. Décédé récemment, ce réalisateur avait attiré mon attention car il était proche d’Agnès Varda. Dans la ruelle étroite, nous repérons donc la porte à l’effigie de M. CHAT. Nous grimpons un petit escalier raide et nous entrons dans l’antre de LA cinéphilie. Une femme est seule derrière son bar et nous accueille dans un bon français. Nous nous installons au comptoir (pas de place pour plus de 2 personnes). Je lui demande combien de personnes elle peut servir dans une pièce si petite. Espiègle, Tomoyo me répond que ça dépend des nationalités ! Et nous parlons cinéma, pendant que je sirote mon alcool d’abricot, fascinée par sa culture cinématographique. Elle vient souvent en France, à Nantes notamment, pour le Festival des 3 continents qui, étrange hasard, commençait hier. Tout en parlant, elle nous cuisine des pommes de terre (nukago, des graines si j’ai bien compris) proportionnelles à la taille de son bar, à tel point que nous prenons au départ pour des olives… C’est succulent… Les nombreuses bouteilles de whisky, japonais ou pas, portent le nom des habitués qui les consomment, célèbres ou pas. Car de nombreux réalisateurs et autres personnalités ont, comme nous, échoué dans ce lieu insolite : Deneuve, Tarantino… ou Alex Beaupain. Je l’imagine sans peine aux Studio ou au Katorza. Un moment de grâce cinéphile.
Pendant ma sieste tant attendue dans le Shinkansen, Hélène, conformément à notre petit rituel, m’a réveillée dès qu’elle l’a vu. Je l’ai d’abord aperçu à travers le hublot du bolide, qui tient plus de l’avion que du train à grande vitesse, coincé derrière la tête d’un passager que mes contorsions n’émouvaient pas le moins du monde. L’homme a eu la bonne idée de se lever, ce qui m’a permis de profiter pleinement du spectacle à travers la vitre, propre comme une vitre japonaise. Cime dégagée, enneigée, conforme à l’image mentale qu’on m’avait vendue. Je l’ai trouvé de nouveau trop gros, trapu, puis les angles changeant, plus svelte, racé. Il avait l’air de danser. Je suis allée sur la plateforme, près du bocal empli de volutes, réservé aux fumeurs. Et j’ai joué à cache-cache avec le mont Fuji sous l’œil attendri de Hokusai, qui aurait sûrement décliné sans mal ses 36 vues (46 en réalité) depuis ce TGV nippon. A la sortie d’un tunnel, tantôt caché derrière une colline, dévoilant timidement son sommet, tantôt olympien, imbu de ses formes et complice de la neige qui le saupoudre avec grâce. Solennel, toujours.
Combien de marches ai-je dû gravir pour atteindre le sommet de la colline ? Oh, elle n’est pas bien haute, un peu plus de 230 m, mais il m’a semblé en grimper bien plus que pour atteindre le haut de la Tour Eiffel. La visite du sanctuaire Fushimi Inari tient plus de la randonnée que du recueillement, même si les deux, bien sûr, ne sont pas incompatibles. Ce qui m’a attirée sur ces lieux (débordées par nos envies, Hélène et moi avons aujourd’hui vaqué chacune de notre côté), outre l’aspect bucolique, ce sont ces surprenants couloirs de torii qui serpentent dans la montagne et dans lesquels on s’engage sans trop savoir où ils vont nous mener. Ces portiques vermillon symbolisent le passage du profane au sacré. Ici, il y en aurait plus de 30 000 alignés sur un total de 5 km ! De fait, je n’ai cessé d’en emprunter pendant environ une heure quinze, le temps qu’il m’ a fallu pour jouir d’une belle vue sur Kyoto. En chemin, j’ai croisé de nombreux renards, tous figés dans la pierre, messagers sur terre de la divinité Inari dans la religion shinto (et bouddhiste). Le canidé est censé veiller sur les récoltes et tient souvent dans sa gueule la clé du grenier à blé. Même les nouilles que l’on peut déguster dans les pittoresques auberges, en chemin, s’appellent kitsune udon (nouilles du renard).
En m’élevant sur la colline, je me suis dit que le shintoïsme était la seule religion dont je me sens à peu près proche, bien loin de nos croyances monothéistes, moralisatrices et dogmatiques. Aucune représentation humaine (à ma connaissance, somme toute assez succincte), que des bestioles. Une communion singulière avec la nature, entre animisme et panthéisme. Les Japonais ne construisent pas de cathédrales, mais ils font de divins jardins.
L’ukiyo-e est un mouvement artistique japonais de l’époque d’Edo comprenant non seulement une peinture populaire et narrative originale, mais aussi et surtout les estampes japonaises gravées sur bois. Dans son sens ancien, le « monde flottant » est lourdement chargé de notions bouddhiques, avec des connotations mettant l’accent sur la réalité d’un monde où la seule chose certaine, c’est l’impermanence de toute chose.
« Vivre uniquement le moment présent,
se livrer tout entier à la contemplation
de la lune, de la neige, de la fleur de cerisier
et de la feuille d’érable… ne pas se laisser abattre
par la pauvreté et ne pas la laisser transparaître
sur son visage, mais dériver comme une calebasse
sur la rivière, c’est ce qui s’appelle ukiyo. »
Préface d’Asai Ryōi dans Les Contes du monde flottant (env. 1665).
Source : Wikipédia